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Tarquin, spectacle-monstre, entame la saison du Nouveau Théâtre de Montreuil
Le Nouveau Théâtre de Montreuil fait sa rentrée théâtrale avec un spectacle-monstre d’une ambition énorme signé à six mains par Jeanne Candel à la mise en scène, Florent Hubert à la composition musicale et Aram Kebabdjian au livret. “Tarquin” traque le mal qui rôde et s’infiltre via la figure imaginaire d’un tyran en fuite, fantomatique et énigmatique.
Il y a dans ce spectacle, comme dans toutes les créations où Jeanne Candel officie à la mise en scène (que ce soit en solo ou en duo avec Samuel Achache avec qui elle vient de prendre la codirection du Théâtre de l’Aquarium), des tableaux vivants qui impriment la rétine pour longtemps, des images mouvantes qui viennent se créer de toute pièce sous nos yeux éberlués, une façon unique d’aller exhumer la beauté là où on ne l’attend pas, au milieu du désordre et du chaos, des décombres et d’un encombrement toujours grandissant de l’espace scénique. Imaginé par Lisa Navarro, scénographe attitrée de la compagnie, le décor prend ici l’apparence d’une vaste salle de bain impersonnelle et sans âge qui mute au fur et à mesure que le récit déroule son fil fait de scènes au présent, de flash-back et d’échappées oniriques. Espace à la fois concret et figuré, ouvert sur la végétation tropicale d’un pays d’Amérique du Sud, que Tarquin vient hanter de sa présence changeante et insaisissable. Décor immaculé qui, au fil de l’enquête sur la mort de cet exilé au passé chargé de crimes, implose en son centre dans la béance d’un caveau éructant terre et os. Le cadavre est remonté à la surface, en pièces détachées, diffracté entre les mains des archéologues et médecins légistes. Et son legs, qu’en est-il ?
Voilà que les strates multiples du spectacle s’entremêlent dans ce décor en éclatement perpétuel qui additionne les traces et les stigmates de son histoire, convoque les souvenirs autant que les mauvais rêves et vient figurer la pénétration du mal dans les inconscients, ses éclaboussures et moisissures, et cette infiltration atteint certes ce décor qui dit la propreté et la souillure dans une même image, mais également la matière théâtrale elle-même, hybride et impure, amalgame de références, puisant sans complexe dans l’imaginaire et l’Histoire, déployant sa théâtralité décalée, maculée d’une musique invasive. La parole se pervertit au contact de la partition musicale qui vient empiéter sur son territoire de dialogue et de récit, se glisser subrepticement jusqu’à envahir l’espace sonore et nous séduire de ses atours (la composition de Florent Hubert est pure merveille à nos oreilles et les interprètes la servent avec maestria). Le mal se niche partout, se perpétue sans que l’on y prenne garde. Il n’est pas toujours aisé de le débusquer car il ne prend pas forcément une apparence attendue et les monstres ont parfois des visages d’anges et des airs confondants d’innocence. Tarquin est tendre et jovial avec sa belle-fille et son amour pour elle n’efface pas le sang sur ses mains sales.
Plus le spectacle avance, plus la logique abdique et la raison capitule pour laisser place à des visions subversives et percutantes imprégnées d’une présence musicale pénétrante, jamais décorative, toujours intimement tressée à la scène en jeu. Et si l’intrigue, ténue, dilue quelque peu son fil au gré des saynètes comiques, des visions oniriques et des incursions musicales récurrentes, “Tarquin” n’en demeure pas moins une tentative inouïe de créer dans un même geste artistique une oeuvre à la fois théâtrale et opératique, lyrique et prosaïque, qui, par le biais d’une figure qui fait l’anguille (Tarquin ? Josef Mengele ?), aborde aux rives du mal absolu et de l’ambivalence humaine. Ni cas de conscience ni leçon de morale ici, “Tarquin” déploie sa puissance scénique et musicale, ses grands écarts entre rire et gravité, ses envolées magiques, dans un même élan généreux pétri d’intelligence et de fantaisie. Et nous gratifie d’interprètes inénarrables et multi-talents aux dégaines croustillantes que les costumes de Pauline Kieffer contribuent à dessiner. Tous, ils nous offrent tantôt des instants de cocasserie tordante, tantôt des bulles de grâce d’une poésie bouleversante.
Par Marie Plantin
Tarquin
Du 20 septembre au 6 octobre 2019
Au Nouveau Théâtre de Montreuil
10 Place Jean Jaurès
93100 Montreuil