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Redécouvrir Emil Szittya, glaneur de rêves

Entre l’exposition actuelle que lui consacre la galerie HUS dans le XVIIIème arrondissement et la réédition récente de ses “82 rêves pendant la guerre 1939-1945”, Emil Szittya, énigmatique touche-à-tout, peintre et penseur sans frontières, revient sur le devant de la scène parisienne dont il côtoya un temps l’avant-garde artistique.
C’est dans les bouleversements de la première moitié du XXème siècle, éventrée par les deux guerres que l’on connaît, qu’Emil Szittya, né à Budapest en 1886, vécu une vie de bohème fascinante, faite de vagabondages à travers l’Europe et jalonnée de rencontres déterminantes. Anarchiste notoire à la personnalité fantasque, il fonda la revue franco-allemande “Les Hommes nouveaux” avec Blaise Cendrars, compagnon de plume et d’idéaux. Basé un temps à Zurich, il y fréquenta le Cabaret Voltaire, fit la rencontre de Lénine et assista à la naissance du mouvement Dada. Peu enclin à se contenter d’un quotidien confortable, curieux insatiable aimant voir du pays(age) et aller à la découverte de son prochain sans se soucier de contraintes matérielles, il parcourut la France occupée, libre, sans attaches, collectant, au fil de ses rencontres, les rêves que ses interlocuteurs éphémères acceptaient de lui confier, comme on livre une tranche de soi, infime et intime, dans le secret de l’échange en tête-à-tête, dans la complicité du dialogue instauré, dans la confiance de l’instant partagé, dans la générosité de qui répond à une requête sans demander ni pourquoi ni l’usage. Donner sans se retourner. La chose semble si improbable dans une époque faisandée par la méfiance généralisée. Et Szittya de ne pas cibler ses sources, au contraire. Il se rend disponible à la diversité, aux antithèses que la France abrite en cette période houleuse, noire et trouble. Soldats allemands, collabos, résistants, juifs, peu importe l’origine, le camp ni même la condition sociale, Szittya s’adresse à tous. Et de ne pas en perdre une miette, d’écouter ces récits courts, à l’intensité ramassée en peu de faits, et de les consigner sans autre commentaire qu’un petit descriptif d’introduction pour présenter le rêveur en question. Lui donner un contour, un contexte, une silhouette, une brève identité.

Szittya la comète, l’homme aux semelles de vent, Szittya l’excentrique, le fort tempérament, s’efface et écoute l’autre, retient, prend note. Il collectionne les rêves des gens comme on collectionne les timbres, les cartes postales, les conquêtes. En pleine seconde guerre mondiale, Szittya glane la matière impalpable des chimères nocturnes. Il ne traque pas l’inconscient, il se défend de les analyser. Il ne s’en empare pas pour tirer des conclusions, il se contente de les livrer, à plat, dans un livre qui ne sera publié qu’un an avant sa mort. 82 rêves et autant d’images associées. 82 récits, aussi brefs qu’un mirage, et pourtant. Chacun est un saisissement par l’image. Car il faut bien en passer par les mots pour les formuler, ses échappées inconscientes. Il faut bien en passer par les mots pour les transcrire, en faire récit. Mais un rêve n’est-il pas avant tout, et c’est bien là ce qui le rend si difficilement accessible au verbe, si anguille, si insaisissable, intraduisible en langage construit, un rêve n’est-il pas une succession d’images ? Un diaporama dans lequel le sujet se meut.

Exhumés depuis peu des oubliettes de l’Histoire, suite à leur récente réédition, ces “82 rêves pendant la guerre 1939-1945” qui bénéficient d’une belle préface signée Emmanuel Carrère, pourraient se résumer grossièrement ainsi : la mise à plat de scènes improbables, inachevées, incongrues, souvent très expressives, dont le caractère émotionnel n’est jamais ni accentué ni surligné. Le trait n’est jamais forcé. Et l’on pense inévitablement aux tableaux de Szittya qui fut un peintre prolifique en parallèle à ses activités littéraires et intellectuelles. A ses peintures sans perspective, privilégiant l’à-plat, à ses images-paysages refusant les catégorisations de figuration et d’abstraction, à la puissance expressives des visages qui peuplent ses toiles et rappellent parfois des masques de carnaval. Les tableaux de Szittya se lisent comme les nuages. D’abord on voit le nuage, ensuite on voit la figure qui l’habite. La patience est la clef des songes. La clef de ces images qui flirtent avec le subliminal. Car il y a un monde caché dans les toiles de Szittya, pour peu qu’on lui accorde notre attention prolongée, notre concentration et notre capacité à divaguer. Laisser aux images le temps de remonter à la surface de la peinture, laisser advenir les figures souterraines, du plus profond de la matière dense et compacte. Au premier regard, on ne croit souvent voir que des taches de couleur, puis, en regardant mieux, des silhouettes se détachent et des figures s’extirpent de l’abstraction. Les personnages semblent souvent noyés dans la peinture, s’y diluer et leur disposition dans le cadre hors de toutes conventions spatiales. Les compositions sont régulièrement surprenantes, différentes échelles peuvent cohabiter en un même tableau, la juxtaposition de différentes couches de couleurs fait naître des paysages, des visages, des silhouettes énigmatiques qui s’enfoncent dans la peinture. Parfois, la découpe en plans, comme un collage, fait écho aux mosaïques des vitraux. A l’image de sa vie, l’œuvre de Szittya est une aventure riche de multiples périodes et l’on ne se lasse pas d’en découvrir les facettes.

Si la peinture de Szitya s’inscrit pleinement dans la modernité picturale de son époque, reflétant la vitalité artistique qui lui est contemporaine, elle ne ressemble à aucune autre. La Galerie HUS livre un aperçu d’une douzaine de tableaux qui sont une porte d’entrée dans son oeuvre. Une première approche. Mais gageons que les années à venir donneront une visibilité plus importante à ce peintre irréductible et surprenant, et que nous le retrouverons sous peu sur les cimaises d’une grande institution.

A noter qu’une lecture est organisée en partenariat avec la librairie Vendredi samedi 30 mars à 17h30 à la galerie HUS. Les comédiens Simon Volodine et Emilie Leconte liront des extraits des "82 Rêves", mais aussi du très beau "Soutine et son temps" de Szittya également, ainsi que de "Vagabondages" de Lajos Kassak.

Par Marie Plantin

Sources : Philippe Lançon, “L’Occupation des rêves, sur les traces d’Emil Szittya”, paru dans Libération le 8 février 2019. Remerciement à Laurent Goldring pour l’aimable mise à disposition des oeuvres de Szittya

Emil Szittya
Galerie HUS
4 Rue Aristide Bruant
75018 Paris