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Lorraine de Sagazan revisite Tchekhov avec maestria

Avec “L’Absence de père”, actuellement présenté dans la nouvelle salle transformable de la MC93 de Bobigny, Lorraine de Sagazan franchit un cap notable et orchestre un spectacle bouleversant, époustouflant de justesse, de maîtrise et de vie, porté par une distribution en tout point remarquable.

Assister à l’affirmation d’une artiste en pleine possession de ses moyens, à la maturation d’une démarche de mise en scène, à une émancipation scénique, remplit d’un enthousiasme assez indescriptible. Certes, Lorraine de Sagazan n’en est pas à son coup d’essai, elle avait marqué les esprits avec “Démons”, adaptation en un dispositif bifrontal de la pièce de Lars Noren, assis sa démarche avec “Maison de poupée” qui s’ouvrait à un rapport scène/salle trifrontal et là voilà qui s’empare de “Platonov”, la première pièce de Tchekhov, inachevée, gonflée par l’énergie et le désespoir de la jeunesse, les maladresses d’un débutant et le génie d’un auteur en éclosion. Et prend le risque du quadrifrontal, élargissant ainsi le rapport au public à son maximum. Pari périlleux, d’autant que la pièce de Tchekhov est casse-gueule, disons le tout de go. Mais en s’associant la collaboration de l’auteur Guillaume Poix à l’adaptation, Lorraine de Sagazan renforce son geste d’appropriation du texte initial et la partition qui en résulte démultiplie la portée de la pièce, la consolide et l’actualise ici et maintenant dans une porosité scène/salle habilement menée.

En axant son spectacle sur l’héritage parental, en particulier celui des pères, en observant les béances intergénérationnelles et la difficulté à communiquer avec les siens, amis ou aînés, à se positionner soi-même comme adulte voire comme parent à son tour, à faire concorder ses paroles et ses actes, à plonger avec insouciance dans l’avenir comme un grand bain de possibles, à s’extirper de l’ennui qui ronge et englue dans une impuissance  délétère, Lorraine de Sagazan réactive au présent des problématiques tchekhoviennes et les inscrit autant dans une dynamique collective que dans l’individualité du vécu de chacun de ses comédiens qui tour à tour prennent la parole en leur nom au fil de la représentation dans un va-et-vient virtuose entre réel et fiction, la frontière n’étant jamais claire ni tranchée. Et ce mouvement ondoyant entre le théâtre et la vie, cette indétermination qui vient semer le doute, ce flottement entre personne et personnage, entre choralité et solitude, font la réussite magistrale de la dernière création de Lorraine de Sagazan qui elle-même ouvre le jeu en un prologue confondant de franchise qui donne le LA dramaturgique de ce qui suit.

Dans une scénographie imaginée par Marc Lainé et Anouk Maugein, répartie en quatre espaces au sol (petit salon, salon, salle à manger, chambre à coucher) qui mutera en un espace vide (dans un mouvement de bascule radical qui vient mettre à plat "l’ordre bourgeois" en place et n’est pas sans nous rappeler la dramaturgie de bon nombre de spectacles d’Ostermeier), seul le lit restant inamovible, le reste du mobilier amassé dans un coin, comme la trace d’un passé révolu, les débris d’une jeunesse enfouie, les comédiens s’en donnent à cœur joie et jouent à corps perdu ce drame de l’amour et de l’amitié, du désir ardent qui brûle tout sur son passage, la raison en premier, et cette impuissance à vivre, vraiment, à pleins poumons et plein épanouissement. On est bluffé par leur aisance à interagir entre eux et avec nous, à être là, entièrement dans l’instant, à donner un tel poids à leurs paroles sans en avoir l’air. Tous, ils sont formidables. Mention spéciale à Antonin Meyer-Esquerré alias Platonov, le philosophe instituteur qui se grise de ses propres utopies dans des tirades intransigeantes et enflammées avant de les noyer dans la déchéance de l’alcool. Cet acteur (pilier des créations de Lorraine de Sagazan, officiant également dans les spectacles de Florian Pautasso où il nous avait déjà subjugué) brûle d’un feu intérieur rare et d’un talent fou.

Par Marie Plantin


L’Absence de père
Du 4 au 11 octobre 2019
A la MC 93
9 boulevard Lénine
93000 Bobigny
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